Nicolas Desverronnières

c h a r g e m e n t

L’océanique des flaques ou le paysage par le milieu

Depuis les fenêtres de la galerie du Dourven, il est facile de se laisser happer par le paysage. Le visiteur du haut de cette pointe se projette dans la baie de Lannion, face au ciel, et a l’impression de dominer le panorama. Pourvu qu’il y ait un coucher de soleil, le spectacle est complet. Lieu de résidence autant que lieu d’exposition, cette ancienne maison a été pour Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre l’opportunité d’entrer dans le paysage autrement et précisément en en proposant le tour, en l’abordant par le milieu. La façon dont les deux artistes sont intervenus sur la structure même du bâtiment en témoigne. Du côté de la pinède, la façade s’est couverte de mycètes, des sculptures qui viennent s’accrocher aux murs comme de véritables champignons quand du côté de la mer ce sont des hermelles, des sculptures, elles aussi inspirées du vivant et plus précisément de vers tubicoles, qui ont colonisé les rebords de fenêtres. La distinction entre intérieur et extérieur tient à des murs que l’on sait de plus en plus fragiles.

Les mycètes sont apparus pour la première fois dans le travail en duo de Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre en 2016. L’installation in situ Mycète extension prenait alors place sur une façade du château du Coscro qui avait pour particularité d’être le mur vestigial d’un bâtiment disparu. La forme presque parasite du champignon, s’insérait dans les interstices de l’histoire et rappelait à la fois un devenir ruine et la façon dont la vie organique, en s’adaptant, s’appuyant sur les débris pouvait se développer. Cette conviction que le cycle du vivant et de ses mutations dépasse la mort se trouve dans les travaux de Sylvain Le Corre et notamment ses aquarelles où d’un crâne s’élève une pousse, d’une souche d’arbre renversée prolifèrent des champignons. La relation entre les concepts de nature et de culture fait aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions pour dépasser la longue opposition qui a prévalu dans la philosophie occidentale ; c’est précisément à cet endroit que travaille le duo, revendiquant à chaque nouvelle collaboration un travail de terrain, d’observation et d’expérimentation.

Les mycètes sont revenues en 2021 mais cette fois accompagnées d’hermelles qui laissent sur les rochers et les côtes des traces si caractéristiques. Le fait de parler de ces sculptures-installations comme d’organismes vivants n’est pas anodin ; elles peuvent s’étendre et recouvrir d’autres lieux. Imitant la croissance spontanée de ces organismes et jouant des échelles, ces sculptures nous invitent à être attentif à ce qui est là. Elles peuvent en même temps de façon détournée être utilisées comme perchoirs par les oiseaux et en plein air servir d’abris aux insectes. Si ce n’est pas le but premier, cette inclusion de l’artefact dans le paysage avait fait l’objet d’un travail spécifique Refuges (2019-20) de la part des deux artistes qui avaient à la demande de l’artothèque d’Hennebont investi un lycée. Combinant engagement civique, scientifique et artistique, ils avaient à la fois conçu des abris pour les animaux hors de portée de regard et une sculpture concentrant différentes formes d’habitats pour sensibiliser le public à ces présences par des éléments d’architectures qui renvoient à des concepts humains.

La maison du Dourven est pour l’heure un refuge mais l’on sait les littoraux aujourd’hui menacés par le réchauffement climatique et l’activité humaine. L’hypothèse de voir se développer des formes de vie sur le bâtiment ne relève pas que de la sculpture mais d’une conscience du paysage comme milieu. Le philosophe Henri Maldiney qui avait développé une réelle phénoménologie de paysage au travers de la marche et des représentations artistiques comme celles de Tal Coat nous invitait à toujours nous poser la question : sommes-nous “devant” ou “dedans” le paysage ? L’exposition de Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre nous place dedans, investiguant le paysage du Dourven sous toutes les coutures. Ayant mis au point un quadrillage minutieux, les deux artistes se sont intéressés à la géologie du territoire, à sa faune et à sa flore mais aussi aux activités humaines qu’il accueille, de l’extraction de granit aux activités de communication. Cette tentative d’épuisement s’exprime dans une grande diversité de médias du dessin à l’aquarelle en passant par la sculpture où les deux pratiques de l’un et de l’autre se fondent sans que l’on ne puisse plus les distinguer.

Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre ont voulu établir un atlas, c'est-à-dire en reprenant la définition du dictionnaire, un recueil ordonné de cartes conçu pour représenter un espace donné et exposer un ou plusieurs thèmes. On retrouve des relevés des laisses de mer mais aussi traités à l’aquarelle, des laminaires, du goémon, un herbier d’algues. Si l’on y regarde d’assez près on observe des inscriptions chimiques qui révèlent l’emploi que l’on peut faire de ces algues pour obtenir par exemple de la soude. Ces détails, témoins de scientificité, de recherches approfondies, montrent combien les artistes ont cherché à relationner avec le paysage et ceux et celles qui le façonnent. Des sculptures aux formes architecturales renvoient à l’activité d’extraction de granit qui a longtemps fourni les villes en pavés mais aussi à d’autres structures humaines et portuaires. Les deux artistes s’intéressent autant à la matérialité d’un paysage qu’à l’imaginaire qu’il inspire. Le jeu d’échelle de certaines constructions, les associations dans certains dessins laissent ainsi imaginer l’homme comme un bernard-l’ermite, vulnérable hors de sa maison.

L’exposition et son mobilier de présentation pensé et conçu par les artistes n’est pas sans rappeler les cabinets de curiosités. La notion d’atlas évoque elle-même quelque chose des sociétés géographiques du XIXème siècle dont Jules Verne faisait le cadre de ses romans. Nicolas Desverronnières n’avait pas caché son intérêt pour le dispositif du diorama dans de précédents travaux comme Mobile Silva (2020) ou Bocage program (2019) qui créait des écosystèmes en vitrine ou en boîte et que l’on regardait à distance autant que le dispositif de monstration. Relativement complexe, ce dispositif jouait de la lumière, de l’hygrométrie et de l’aération pour faire alterner des micro-climats dans des décors de récupération. On peut sans doute y voir une manifestation du sense of wonder anglo-saxon que l’on pourrait traduire par sens de l’émerveillement. Ce sens de l’émerveillement qui joue à plein dans les musées d’histoire naturelle et forums des sciences appelle chez le spectateur un état à la fois émotionnel et intellectuel. C’est le vertige d'être rappelé à l’immensité du cosmos et à notre place qui peut stimuler une curiosité scientifique ou une conscience écologique. C’est cette émotion que Nicolas Desverronnières et Sylvain Le Corre traduisent esthétiquement.

La notion de local est importante pour les deux artistes ; il s’agit d’une économie autant qu’une d’une écologie des pratiques. Faire avec ce qui est déjà là implique d’habiter l’espace avant d’y concevoir quoi que ce soit. On en trouve sans doute le meilleur exemple avec le projet commun Batellaria (2017) qui était au cœur de la restructuration d’un quartier de Rennes quand l’exposition L’Océanique des flaques repose sur une autre dynamique. En partant du local, de la pointe du Dourven, le propos des deux artistes se veut global. Ce qui affecte un territoire finit par en affecter un autre ; quand on partage un océan, une mer, et qu’elle déborde à un endroit c’est que l’eau se retire ailleurs. Le titre invite à considérer dans la moindre flaque un reflet d’un monde changeant, une océanique qui influe autant nos réalités que nos imaginaires.

Texte écrit à l’invitation de Documents d’Artistes Bretagne pour BASE, été 2021 dans le cadre de la résidence à la Galerie du Dourven.